
Je suis né le 14 octobre 1882 à Vinça (Pyrénées-Orientales), dans la maison de ma grand-mère maternelle, Madame de Lazerme, née Marie Antoinette de Pontich.
Mon père, Henri Estève de Bosch, alors professeur à la Faculté catholique de droit de Toulouse, était fils du colonel de génie Estève et de Mlle Sophie de Bosch ; il avait épousé le 17 septembre 1881 à Vinça Suzanne de Lazerme, fille de M. Auguste de Lazerme et de Marie Antoinette de Pontich.
Je suis donc l’aîné des 3 enfants qui composent notre famille.

De 1882 à 1886, j’ai habité Toulouse, d’abord à la rue Nazareth où est née le 12 juin 1884 ma sœur Marie Thérèse, puis à la place du Jardin royal où ma sœur Philomène est née le 27 mars 1886.
J’ai été baptisé le 19 octobre 1882 à Vinça par l’abbé Orpy Massot qui était et qui est encore curé de cette paroisse. On m’adonné 4 prénoms : Antoine, Marie, Joseph, Calixte ; en 1894, au moment de ma confirmation, je pris en plus le nom de Louis de Gonzague.
En 1886, par suite de la disparition de la Faculté catholique de droit de Toulouse, nous allâmes habiter Ille-sur-Tet (Pyrénées-Orientales) où vivait M. Victor de Bosch, un oncle maternel de mon père.
Par suite de la mort de sa mère (1888) et de son oncle (1889), mon père devint possesseur d’une assez belle fortune dont la plus grande partie consistait en immeubles, surtout territoriaux.
Nous avons vécu à Ille de 1887 à 1894 ; nous faisions de fréquentes visites à mon grand-père et à ma grand-mère qui habitaient la commune de Vinça voisine d’Ille (9 kilomètres les séparaient).
C’est à Ille que j’ai fait mes premières études, à l’école du Saint-Sacrement avec la sœur Marie-Geneviève, la sœur Marie-Louise et la sœur Céleste, supérieure de l’établissement. Je restai dans cette école jusqu’en 1891, époque à laquelle on me donna un précepteur, M. l’abbé Latour, de Labarthe-de-Neste (Hautes-Pyrénées), que je conservai jusqu’en 1894.
En 1889, au mois de septembre, à Vinça, en voulant couper un coing, je me coupai une artériole de la main gauche ; cet accident, dont on ne soupçonna pas d’abord la gravité, faillit me coûter la vie, car le médecin de Vinça, M. Jocaveil, était à ce moment-là à Paris, à l’Exposition, et on n’eut pour me soigner que le pharmacien, M. Garène[1], qui reconnut, a-t-il dit, la coupure de l’artère, mais qui, pour ne pas effrayer Maman, ne voulut pas le dire. Bref, malgré les soins de notre cousin le Dr Henri Batlle, de Montpellier, mort en 1894[2], de notre cousin le Dr de Massia[3], du Dr Donnezan[4], du Dr Treinier[5], on eût été obligé de me lier l’artère coupée, si, le 14 octobre, après une très forte hémorragie, au milieu de laquelle je faillis mourir, la blessure n’eût, par une intervention vraiment providentielle, refusé de saigner au moment où cela était nécessaire pour la réussite de l’opération. Depuis lors, ma main s’est guérie peu à peu, et seule une légère cicatrice indique l’endroit de la blessure.
Mais la grande perte de sang que j’avais faite me laissa longtemps faible. C’est à cela, et aussi à une artérite que j’avais eue en 1884, qu’il faut attribuer les nombreuses maladies qui s’abattirent sur moi pendant mon enfance. En voici un spécimen : rougeole et dysenterie en 1890 ; variole en 1891 à Salies-de-Béarn ; urticaire en 1891 ou 92 (je ne me rappelle pas) et une foule de fois la dysenterie et l’influenza les années suivantes. Qu’il me suffise de dire pour prouver la faiblesse de ma santé à cette époque que, pendant que M. l’abbé Latour dirigeait mes études, pour 3 semaines de travail, il fallait compter environ une semaine de maladie. Ma santé ne s’affermit réellement qu’à partir du moment où nous habitâmes Angers (1894) ; mais n’anticipons pas.

Pendant les huit années que nous passâmes à Ille, notre vie fut assez monotone. Elle était coupée par un voyage de deux à trois mois que nous faisions tous les étés, et durant lequel nous nous arrêtions ordinairement à Lourdes et à Toulouse pendant quelques jours, et pendant environ deux mois à Biarritz, magnifique station balnéaire, où mon père fit construire en 1893 la jolie villa Sainte-Cécile, non loin de l’ancien palais de Napoléon III et de l’Impératrice Eugénie. Pendant notre séjour à Ille, nous recevions presque toutes les semaines la visite de mes grands-parents de Lazerme qui venaient de la commune voisine de Vinça en voiture. De temps en temps, nous allions nous installer pour quelques semaines à Vinça, ce qui était pour nous une grande joie, car Bon Papa et Bonne Maman nous gâtaient et nous aimions beaucoup à jouer avec les chiens de mon grand-père, qui s’appelaient tous Citron et qui nous connaissaient si bien qu’ils nous permettaient de leur faire n’importe quoi, bien qu’ils fussent d’une race ordinairement assez féroce, la race du bouledogue ; le plus aimable de ces chiens est mort en 1899. Une autre distraction pour nous à Vinça, c’était de monter de temps en temps sur les chevaux de mon grand-père, ancien officier des haras et qui aimait beaucoup les chevaux bien tenus, cela va sans dire, par mon grand-père lui-même ou par son cocher.


Mais le séjour à la campagne ne pouvait se prolonger au-delà d’une certaine limite, car ma santé délicate empêchait mes parents de me mettre dans un collège comme pensionnaire et, d’un autre côté, il était nécessaire de continuer mes études en vue du baccalauréat. Aussi, une chaire ayant été vacante à la Faculté catholique de droit d’Angers, mon père posa sa candidature et fut agréé comme professeur de droit administratif et de droit international public, en remplacement de M. Lucas, décédé[6], avec le frère duquel une cousine éloignée de ma mère était mariée. Ainsi, en 1894, nous abandonnâmes le Roussillon pour nous fixer dans la capitale de l’Anjou ; nous habitâmes d’abord à Angers la maison n°5bis de la rue Proust.
La même année 1894, mon père était allé à Versailles tenir sur les fonds baptismaux ma cousine Marie Antoinette Magué, fille de mon oncle Paul Magué, alors commandant du génie et qui fit l’année suivante en cette qualité la campagne de Madagascar, aujourd’hui colonel en garnison à Toulouse ; ma cousine était née le 18 décembre 1893, sa mère, ma tante Joséphine ou Josepha Magué était la sœur de Maman. Ma tante Magué avait déjà eu deux petits garçons, Charles né en 1888 et Henri né en 1890, morts tous deux en 1890 à huit jours d’intervalle.

Au mois de juin 1894, nous allâmes à Toulouse où je fis ma première communion au collège des Pères Jésuites (Caousou) le 21 juin ; le même jour, je fus confirmé par le cardinal Desprez, archevêque de Toulouse. Je garderai toujours le souvenir de ces cérémonies qui laissèrent dans mon esprit d’enfant une impression ineffaçable.
Le 21 octobre 1894, mourut à Perpignan ma grand-tante de Coma, sœur de mon grand-père de Lazerme ; elle laissa toute sa fortune à mon oncle Joseph de Lazerme, car elle était séparée de son mari et n’avait pas d’enfants. Ce testament surprit tous ses parents et toutes les personnes qui la connaissaient bien ; quelques-uns ont pensé que mon oncle de Lazerme avait pesé sur sa volonté ; depuis lors, nos rapports avec les Lazerme, qui étaient très cordiaux, se sont bien refroidis, du moins pendant plusieurs années.
C’est au mois de novembre de 1894 que nous nous installâmes à Angers. Malheureusement, Maman, dès le surlendemain de notre arrivée, tomba malade et sa maladie, avec des hauts et des bas, dura à peu près tout l’hiver. L’hiver suivant (1895-96), nouvelle rechute ; ce n’est que la 3e année de notre séjour à Angers (hiver 1896-97) que, grâce aux soins du Dr Claude de Paris, Maman commença à s’acclimater à Angers. En 1899, elle s’adressa du Dr Narodetzki de Paris qui la soigne encore et dont les soins lui ont fait beaucoup de bien. De temps en temps, elle va à Versailles (jusqu’en 1899), à Neuilly (depuis 1900) chez ma tante Civelli, sœur de Papa, pour consulter ce médecin.

En 1895, 1896 et 1897, nous allâmes passer nos grandes vacances, en grande partie au moins, en Roussillon. C’est pendant les vacances de 1895, le 7 octobre, que nous eûmes le malheur de perdre notre pauvre Bon Papa à Vinça.
Presque tous les ans, nous allions passer aussi nos vacances de Pâques en Roussillon.
Cependant, mes examens du baccalauréat approchaient ; pendant 4 ans (de 1895 à 1899), ce fut surtout M. François Delahaye qui m’y prépara. La première fois que je me présentai, pour le baccalauréat de rhétorique (le 12 juillet 1899) devant la Faculté de Rennes, j’échouai pour l’écrit. Je me préparai à un nouvel examen à Biarritz, pendant les vacances, sous la direction de M. Tétard ; je me présentai le 3 novembre 1899 à Bayonne, je fus admissible et je fus reçu à l’oral, à Bordeaux le 16 novembre. Je me mis alors à préparer un examen de philosophie au collège Ste Croix du Mans, chez les Révérends Pères Jésuites. J’échouai en juillet, mais je me préparai à Biarritz, sous la direction de M. Tétard et du chanoine Lurde, et je fus reçu le 12 novembre 1900 définitivement « bachelier ès lettres philosophie » à Bordeaux.
Quelques jours avant, le 30 octobre, j’assistais à Bordeaux au mariage de mon cousin germain, M. Xavier Civelli, avec Mlle Marguerite Marie des Cordes. J’étais garçon d’honneur avec Mlle Arlette des Cordes, sœur de la mariée.

Après mon examen, nous rentrâmes à Angers à la fin de novembre ; le 30 de ce mois, je pris ma première inscription de droit à la Faculté catholique.
J’avais omis de dire que, au mois d’août 1900, nous étions tous allés chez ma tante Civelli à Neuilly pour visiter l’Exposition universelle de Paris.
Me voilà donc arrivé au moment où j’entreprends jour par jour le récit de ma vie. Mon existence, jusqu’à présent, a été assez heureuse. Le sera-t-elle encore ? C’est le secret de Dieu.
A. Estève de Bosch
[1] Théophile Honoré Denis Garène, né à Perpignan le 16 octobre 1854, fils d’Eugène Garène et Marie Pic, épousa à Vinça le 8 mai 1886 Rose Batlle, née en 1853, fille de Joseph Batlle, ancien pharmacien de Vinça, et de Rose d’Esprer (Note de l’éditeur, S. Chevauché).
[2] Henri Bonaventure Batlle, né le 14 juillet 1827 à Vinça, fils d’Étienne Batlle (lointain cousin de Rose Batlle, épouse du pharmacien Garène cité ci-dessus), maire de Vinça, et d’Emérentienne Ballessa, elle-même cousine germaine de Marie-Thérèse Ribes, épouse d’Antoine de Pontich, dont elle eut Antoinette de Pontich, épouse Lazerme, grand-mère de l’auteur du journal. Henri Batlle fut reçu docteur en médecine à Montpellier le 3 mai 1858, puis enseigna à la Faculté de cette ville. Il y épousa le 5 mai 1858 Élisabeth Bancal, issu d’une famille de cette ville, dont il eut un fils Étienne Batlle, également médecin à Montpellier. Il mourut le 5 mai 1894 dans cette ville (Note de l’éditeur, S. Chevauché).
[3] Les Massia étaient cousins éloignés des Lazerme de Pontich par les Ballessa, cités ci-dessus, via le mariage de Joseph Ballessa et Emérentienne Massia en 1756. Le docteur cité ici est Édouard de Massia (1824-1892), célèbre pour avoir été le propriétaire des thermes de Molitg-les-Bains. Il avait épousé Angélique Saleta en 1856 (Note de l’éditeur, S. Chevauché).
[4] Il s’agit très certainement du Dr Albert Donnezan (1846-1914), futur président de la Société Agricole, Scientifique et Littéraire des Pyrénées-Orientales de 1909 à 1914, célèbre pour ses travaux archéologiques (Note de l’éditeur, S. Chevauché).
[5] Jacques Trainier, né le 26 février 1829 à Ille, fils de Joseph Jacques Trainier, également médecin, et de Madeleine de Sampso. Il avait épousé le 26 août 1856 à Vinça Thérèse Batlle, fille de Jean Batlle et Joséphine Ballessa (respectivement frère et sœur d’un autre couple Batlle/Ballessa cité ci-dessus, parents du Dr Batlle de Montpellier), donc également parents éloignés des Estève par les Lazerme/Pontich. Jacques Trainier et Thérèse Batlle sont les grands-parents maternels de l’écrivain Josep Sebastià Pons et de Simona Gay (Note de l’éditeur, S. Chevauché).
[6] Fernand Lucas (Romorantin-Lanthenay, 11 janvier 1844-Angers, 10 avril 1894), avocat à la Cour d’appel d’Angers, bâtonnier et professeur de droit aux Facultés catholiques de l’Ouest, fils de Denis Lucas et d’Aglaé Lhuillier, épousa en 1870 Noémie Poumier. Son frère cadet, Élie Lucas (Romorantin-Lanthenay, 15 avril 1853-Savenay, 16 avril 1932), médecin militaire, avait épousé le 30 janvier 1888 à Fontenay-le-Comte Marguerite Marie Pares, née en 1859, petite-fille de l’avocat perpignanais Théodore Pares et d’Antoinette Lazerme – tante d’Auguste Lazerme, le grand-père d’Antoine d’Estève de Bosch –, mariés en 1823, qui s’étaient fixés en Vendée (Note de l’éditeur, S. Chevauché).